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Aaron Cicourel le ponteur, avec une focale sur Erving Goffman et Pierre Bourdieu 
Abstract
What interests me in this brief intervention is to locate the various bridges that Aaron Cicourel was able to set up between different worlds, different disciplines, different actors in the social sciences and beyond. I'll focus on the connections I've personally benefited from: Aaron Cicourel was one of my main informants on Erving Goffman, whom he knew very well; personally close to Pierre Bourdieu, he enabled me to strengthen a collaboration with the latter as part of the preparation of the book Le raisonnement médical. Une approche socio-cognitive (Le Seuil, 2002).

Membre de la Commission de distribution des cadavres

Dans son CV du début des années 90, Aaron Cicourel se présentait comme « professeur de science cognitive, de pédiatrie et de sociologie ». Dans cet ordre-là. La sociologie en troisième position. D'ailleurs, son adresse institutionnelle était « Département de science cognitive, Université de Californie, San Diego ». Après sa retraite, en 1998 ( ?), il restera membre du « Distribution of Cadavers Committee » de la Faculté de médecine ; il y tenait beaucoup1.

Dans cette triple affiliation et son rôle post-retraite, on voit se dessiner deux éléments du profil d'Aaron Cicourel. Le premier, c'est son côté « ponteur » ; le second, c'est son côté « hard » : Cicourel aimait le concret, quitte à ce que ça ne soit pas toujours gracieux.

Le plaisir du pontage chez Cicourel, ce n'était pas seulement entre les disciplines, c'est aussi entre divers univers linguistiques et culturels, entre diverses universités, équipes et personnes.

Pontage entre les disciplines : Cicourel obtient tout d'abord un Bachelor of Arts en Psychologie en 1951 à UCLA, puis un Master of Arts en anthropologie et sociologie, toujours à UCLA, puis un doctorat en sociologie/anthropologie à Cornell en 1957 avec William Foote Whyte. Il fait beaucoup de mathématiques, mais suit aussi des cours de philosophie avec John Rawls et des cours de linguistique avec Charles Hockett. Il a même l'occasion en 1955 de suivre les cours qu'Alfred Schütz donnait à son domicile à New York. Il retourne à UCLA pour un post-doc en psychiatrie en 1957. Il devient ainsi l'assistant de recherche de Harold Garfinkel. Ils en viennent à écrire un livre ensemble (qui ne sera jamais publié).

Une formation aussi multidisciplinaire n'était pas rare à cette époque. Ainsi, au département de « Social Relations » de Harvard, les étudiants de troisième cycle recevaient des cours de sociologie, d'anthropologie et de psychiatrie, au nom d'une unité fondamentale des sciences sociales. Il en était de même à l'Université de Chicago : Goffman a suivi des cours de sociologie, de psychologie sociale, d'anthropologie et de psychiatrie clinique ; il savait administrer et interpréter un TAT, un Rorschach et autres tests projectifs. Le TAT était à la base de son mémoire de master et il a fait passer des tests à ses informatrices sur l'ile de Unst dans le cadre de son terrain doctoral. Mais le plus souvent, les étudiants se spécialisaient dans l'une ou l'autre de leurs disciplines de formation à la sortie des études. Pas Cicourel, qui va les exploiter toutes dans divers livres : les mathématiques dans Methods and Measurement in Sociology (1964), la linguistique et la philosophie dans Cognitive Sociology (1974), la démographie dans Theory and Method in a Study of Argentine Fertility (1974). Il va même poursuivre sa formation tout au long de sa vie, puisqu'on va le retrouver plus tard dans des revues et des associations professionnelles de sémiotique et de pragmatique, et bien sûr de science cognitive, poussant parfois loin la spécialisation : il sera ainsi « associate editor » d'une revue comme l'American Journal of Mental Deficiency et publiera dans Sign Language Studies (en 1974).

Pontage entre les univers linguistiques et culturels : il suffit de consulter le CV d'Aaron Cicourel pour se rendre compte qu'entre le début des années 60 et le début des années 2000, il a accepté près d'une trentaine de postes de « visiting professor » en Argentine, au Brésil, au Mexique, en Espagne, en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Autriche, en Suède, en Norvège, en Australie, au Japon... Et bien sûr en France, où il aura trois points de chute : l'EHESS, avec des invitations de directeur d'études associé proposées par Pierre Bourdieu tout au long des années 80 et 90, le département de sociologie de Nanterre (en 1996) et le laboratoire d'EDF dirigé par Saadi Lahlou au début des années 2000.

Alors que nous avons souvent une image de l'universitaire américain comme un personnage très mobile, puisque nous en rencontrons souvent dans nos colloques et séminaires en France ou ailleurs en Europe, il faut souligner qu'il s'agit là d'une toute petite minorité, celle qui maîtrise une langue étrangère. Sans disposer de statistiques, sur les 8000 sociologues académiques de l'American Sociological Association (environ 10.000 membres, dont 20% hors universités), j'oserais avancer qu'il n'y en a pas 10% qui sortent régulièrement des Etats-Unis, et le plus souvent c'est vers une destination récurrente, soit un terrain labouré depuis des années, soit vers une université partenaire de longue date. Ce que j'essaie de suggérer, c'est que l'aisance mobilitaire de Cicourel est assez exceptionnelle dans le monde universitaire nord-américain. Sa parfaite maîtrise de l'espagnol n'explique pas tout : il y avait aussi chez lui un « appétit relationnel » étonnant : il était à l'aise et mettait à l'aise en quelques minutes. Ce qui ne l'empêchait pas d'être un sacré bretteur dans les discussions  autour d'un texte ou d'une communication dans un colloque: Aaron savait défendre son point de vue...

Ce qui m'amène au troisième pontage : autant que je sache, Cicourel n'a jamais monté d'équipe, de laboratoire, ni administré de gros budgets de recherche, mais il a toujours cherché à participer à des groupes de travail, à des séminaires, à des activités intellectuelles collectives. Je songe notamment au séminaire de 1957 à UCLA avec Troy Duster, Fred Toldheimer, Kenneth Polk, Egon Bittner, Peter Mac Hughes. En 1965-66, lorsqu'il passe un an au Center for the Study of Law and Society, il monte un séminaire avec Troy Duster, Harvey Sacks, Emanuel Schegloff et David Sudnow, mais il participe aussi aux réunions aux réunions hebdomadaires d'un groupe de sociolinguistes et d'anthropologues du langage : Dan Slobin, Suzan Ervin-Tripp, John Gumperz et Dell Hymes (Goffman faisant des apparitions entre deux terrains à Las Vegas). C'est ainsi que Cicourel se retrouve au cœur de trois champs de recherche en voie d'émergence : l'ethnographie de la communication, l'ethnométhodologie et l'analyse conversationnelle. De manière semblable, lorsqu'il sera installé à l'Université de Californie à San Diego, dès 1970, il va assimiler la science cognitive naissante en fréquentant les ténors qui se sont regroupés au sein du Center for Human Information Processing créé par Don Norman : David Rumelhart, George et Jean Mandler, Michael Cole, Roy d'Andrade.

Pour illustrer cette disponibilité relationnelle et intellectuelle de Cicourel, je voudrais me permettre de décrire deux collaborations que j'ai pu développer avec lui sur plusieurs années. La première a trait au travail que j'ai mené sur le parcours d'Erving Goffman ; la seconde porte sur l'élaboration du livre Le Raisonnement médical. Dans les deux cas, c'est Pierre Bourdieu qui a joué le rôle de « primum movens ».

« Je suis allé à tant de colloques avec lui »

Pierre Bourdieu m'avait encouragé à rencontrer Erving Goffman de sa part en 1976 lorsque je suis parti à l'Université de Pennsylvanie pour mon master à l'Annenberg School. C'est encore Bourdieu qui m'a introduit auprès de Cicourel lorsque mon projet biographique sur Goffman s'est mis en place au début des années 80. J'ai ainsi pu conduire plusieurs entretiens avec Cicourel dans les années 80 et 90. Ces entretiens se sont déroulés à Paris, mais j'ai également pu me rendre une fois à San Diego, où Cicourel m'a accueilli et fait visiter son département. Je n'en revenais pas de voir la plage au bout du campus...

Cicourel avait rencontré Goffman en décembre 1957 au domicile de Garfinkel ; ils ne vont plus cesser de se croiser dans différents lieux aux États-Unis et à l'étranger. C'est ainsi que Cicourel rendra même visite à Goffman à Las Vegas dans les années 60 ou qu'ils participeront ensemble au séminaire organisé en juin 1975 à Constance par Thomas Luckmann et Richard Grathoff. Cicourel avait ainsi développé une connaissance fine du modus operandi de Goffman, loin des clichés souvent véhiculé sur celui-ci. Ainsi dans l'entretien que nous avons eu le 18 avril 1985, il m'a dit deux choses que je n'avais jamais entendues chez d'autres informateurs :

« C'était un professionnel des conférences très théâtrales, très préparées [...] Il donnait toujours un puissant spectacle (big performance), même pour ses étudiants de deuxième cycle à Berkeley. Je suis allé à tant de colloques avec lui. Toujours un puissant spectacle. Et il était très soigneux pour sa préparation, très soigneux ».

« Il pouvait parler à des gens qui n'étaient pas dans le monde académique­ --- ou même à des académiques qui n'étaient pas trop intellectuels. Il utilisait beaucoup d'argot américain. Il était très bon pour cela [silence]. Il y a un immense public académique qui n'est pas très actif intellectuellement. Cela comprend aussi bien des étudiants que des enseignants. Je ne sais pas s'il s'est adressé aux publics académiques. Mais au sein du monde universitaire [...], si vous voulez gagnez un prix, vous devez populariser. Sinon, c'est très difficile, très difficile. Garfinkel aurait voulu y aller, mais il ne savait pas comment faire ».

Ces deux éléments me seront extrêmement utiles bien des années plus tard lorsque je tenterai d'analyser la démarche de Goffman comme celle d'un performeur dans D'Erving à Goffman : une œuvre performée ? Au moment où j'ai enregistré les propos de Cicourel en 1985, je n'en ai pas à vrai dire saisi toute la portée. Je me suis juste étonné qu'il me fasse autant confiance. Après tout, je n'étais qu' un « gamin » de 32 ans et il était un « cador » de 57 ans. C'est là sans doute où se situe cette capacité relationnelle de Cicourel : il acceptait de s'engager dans un entretien sans se retourner constamment, sans constamment demander à son interlocuteur de ne pas enregistrer ou de garder ceci, cela pour lui, « off record ». Cette confiance a priori, je l'ai retrouvée dans le second projet, qui était au départ une sorte de « portable Cicourel ».

Genèse du livre Le raisonnement médical

Deux chercheurs français, Bernard Conein et Philippe Corcuff, avaient tenté au milieu des années 90 de monter avec l'aide de Cicourel une vaste anthologie de ses textes, couvrant toute son œuvre. Des traductions avaient été menées par plusieurs bénévoles, dont Alain Accardo, Anni Borzeix, Francis Chateauraynaud, Bernard Conein, Michel Dobry, Bruno Hérault, Pascale Joseph et Bernard Lahire. Mais le projet s'est enlisé et a fini par atterrir sur le bureau de Pierre Bourdieu en juillet 1998.

Comment Bourdieu et Cicourel se sont-ils connus ? Je n'en sais trop rien, mais leur relation était ancienne et personnelle, ce qui était très rare chez Bourdieu, qui gardait toujours ses relations professionnelles à distance. Ce que Bourdieu admirait chez Cicourel, c'était sans doute l'étendue et l'originalité de ses explorations empiriques et théoriques dans différents univers, mais aussi sa posture, raide au point d'en être « maso », à l'image des immenses joggings qu'il s'imposait tous les jours. Les deux hommes se ressemblaient dans leur dureté avec eux-mêmes et c'est sans doute un des éléments qui a contribué à leur rapprochement.

Quand Bourdieu m'a demandé de reprendre le projet Cicourel, il a commencé par m'envoyer chez Alain Berthoz pour une discussion sur les sciences cognitives, puis il m'a laissé me débrouiller. C'est ainsi que j'ai décidé après diverses tentatives de m'en tenir à quelques textes sur les relations entre les médecins et leurs patients, puisque Cicourel y avait consacré une trentaine d'articles dans les années 80 à 2000. Le premier titre du livre était d'ailleurs : « Un colloque singulier : la relation du médecin avec son patient ». Cicourel aurait pu s'opposer à cette réduction drastique de l'ouvrage, arguant du fait que son œuvre ne se réduit pas à ce seul domaine. Mais il n'en fera rien, se montrant au contraire très disponible pour discuter du choix des textes et pour affiner la préface, notamment quant aux recherches qu'il commençait à mener sur l'histoire de la communauté juive sépharade en Espagne et au Maroc (par contre, il ne nous dira rien sur ses travaux au sein du laboratoire d'EDF...)

La rédaction de la préface avec Pierre Bourdieu m'a fait découvrir un professionnel de l'écriture que je n'imaginais pas : combien de signes avant quelle date ? Sur la base d'une première version que je lui avais envoyée, Pierre Bourdieu a très vite coupé, ajouté, lissé --- comme un journaliste qui sait très exactement calibrer sa copie (les logiciels de traitements de texte commençaient à permettre des échanges rapides). Seule pierre d'achoppement : le titre, qu'on n'a jamais trouvé. J'ignorais que Pierre Bourdieu était déjà gravement malade au moment de cette rédaction conjointe, qui a lieu durant l'automne 2001. Mais nos échanges au téléphone sont restés très joyeux. J'avais ainsi glissé dans mon texte initial que l'opposition Garfinkel/Cicourel se retrouvait dans l'opposition entre des sociolinguistes de terrain comme ceux du réseau « Langage et Travail » et des « chercheurs d'origine philosophique, sinon théologique, qui aiment à énoncer les conditions d'une recherche pure et parfaite ». Bourdieu m'avait alors taquiné : « on va encore dire que c'est le méchant Bourdieu qui lance des piques et personne ne soupçonnera le gentil Winkin... » Cela dit, la phrase est restée telle quelle dans la version finale.

Plus sérieusement, j'avais voulu engager Bourdieu dans une contestation de l'approche empirique du concept d'habitus que proposait Cicourel, qui en faisait une notion de science cognitive. J'estimais que celui-ci se trompait d'univers de référence. Mais Bourdieu n'a rien voulu entendre, non pas tant pour ne pas fâcher son ami que pour lui laisser toute liberté d'explorer une zone où lui-même n'osait pas s'aventurer, celle d'une « sociologie résolument matérialiste, capable d'intégrer les derniers acquis des sciences naturelles et des sciences sociales », comme il l'écrira dans la dernière phrase de la préface. Je me suis alors souvenu que Bourdieu évoque « quelque part » (plus moyen de retrouver la source exacte) son projet d'une collaboration avec Serge Moscovici ; je me suis aussi rappelé qu'il m'avait envoyé chez Alain Berthoz.

L'ouvrage, finalement titré « Le raisonnement médical : une approche socio-cognitive », n'aura guère, il faut le reconnaître, de succès, malgré le nom de Bourdieu sur la couverture. Cicourel ne m'en tiendra certainement pas rigueur. En fait, il était déjà reparti sur d'autres projets, notamment l'analyse des relations de service chez EDF. Nous nous reverrons une fois encore à Liège lors d'une réunion du réseau ESSE (Espace des Sciences Sociales Européennes) en 2005. L'image ultime qu'il me laissera est celle d'un coureur le long de la Meuse. Il avait 77 ans.


  1. Entretien avec Aaron Cicourel, 20 août 2000.
Bibliography
Cicourel, A. V. (2002). Le raisonnement médical. Une approche socio cognitive. Seuil.
Footnotes
1 : Entretien avec Aaron Cicourel, 20 août 2000.
10/10/2024