Le plurilinguisme tient à la nature même de l’objet des SHS, mais dommage que son importance pour les SHS, comme on lise dans le programme du colloque, est souvent mal appréciée. Dans ma relation, je parle d’innovation, de réflexion et d’inclusion. Plus précisément, je parle de philosophie et d’innovation culturelle. L’innovation culturelle, sans aucun doute, pourrait ressembler à un oxymoron. Pensez à la célèbre déclaration des Analects : « Le Maître a dit : J’ai transmis ce qui m’a été enseigné sans rien inventer. J’ai été fidèle et aimé les Anciens » (Confucius, 2017, 7.1). Cependant, l’innovation culturelle est quelque chose dont nous ne pouvons nier l’existence aujourd’hui : quelque chose qui complète l’innovation technologique et sociale. L’innovation culturelle est un espace d’échange dans lequel les citoyens partagent leurs expériences tout en s’appropriant des biens communs. Je parle d’espaces publics comme les bibliothèques, les musées, les centres de sciences et tout endroit où des activités de cocréation peuvent avoir lieu, par exemple, les infrastructures de recherche comme l’infrastructure de recherche numérique pour les arts et les sciences humaines DARIAH. À ce niveau, l’innovation sociale devient réfléchissante et génère de l’innovation culturelle. La relation entame la préparation d’un article de politique de la science sur les indicateurs pour mesurer l’innovation culturelle, un article pensé pour aider infrastructures comme notamment CLARIN, DARIAH et OPERAS quand on les demande de présenter des donnés d’impact selon une série de indicateurs clé de performance.
L’argument développé dans les pages qui suivent tourne autour de la nécessité de repenser l’histoire de la philosophie en matière d’innovation transformative vers une civilisation dialogique en assurant des traductions participatives, des processus individuels de réflexion, et les processus collectifs d’inclusion. En autres mots, l’objectif principal est de mettre en évidence l’efficacité de la philosophie et son histoire dans des sociétés qui sont innovantes, réfléchissantes et inclusives, car chaque texte philosophique repose stratigraphiquement sur des milliers d’années de traditions textuelles de partout dans le monde.
Les technologies de l’information révolutionnent la façon d’aborder les textes et de pratiquer la recherche philosophique. Je soutiens que le temps est venu pour un changement de paradigme de la pensée des textes à la pensée des corpora, ce qui est une question liée à des questions théoriques concernant les façons de conceptualiser des œuvres philosophiques dans l’infosphère (Blair et al., 2011; Floridi, 2019 ; Romele, 2020; Pozzo & Virgili, 2021) : la lecture à distance des corpora « est une condition de la connaissance », car elle permet de « se concentrer sur des unités beaucoup plus petites ou beaucoup plus grandes que le texte : dispositifs, thèmes, tropes – ou genres et systèmes » (Moretti, 2013, 48–49). Les textes qui sont trouvables, accessibles, interopérables et réutilisables (FAIR) enrichiront les lecteurs au cours des prochaines années. Que, actuellement, très peu de traductions en libre accès d’œuvres philosophiques sont disponibles sur Internet devrait appartenir au passé (Schäfer & Serres, 2016). Nous commençons à peine à prendre conscience que la gestion des droits numériques est une technologie habilitante clé (Pozzo & Virgili, 2021).
1. Communautés de pratique
Inaugurée en été 2019, la bibliothèque centrale de la ville d’Helsinki à Oodi est différente d’une bibliothèque traditionnelle. On l’a construite comme un lieu de rencontre, une maison de lecture et une expérience urbaine diversifiée. En plus de fournir aux utilisateurs et aux visiteurs des connaissances, de nouvelles compétences et des histoires, Oodi est un endroit confortable pour l’apprentissage, la détente et le travail. Au rez-de-chaussée, nous voyons un cinéma, le service de check-out et de retour des livres, la garde-robe et un restaurant. Au deuxième étage, des livres. Pas des multitudes, disons quelques milliers sur des étagères ouvertes, la plupart en finlandais, certains dans d’autres langues. Autour des étagères, nous voyons des grands espaces de lecture, des planchers décroissants, des coussins surdimensionnés, une terrasse ensoleillée. La plupart des lecteurs lisent à partir de leur ordinateur portable ; certains – mais en fait pas beaucoup – lisent sur papier. Passons maintenant au premier étage. Qu’est-ce que nous nous attendons à trouver ? La réponse est : machines à coudre, imprimantes tridimensionnelles et six salles pour groupes à parois vitrées, pouvant accueillir jusqu’à douze personnes, chacune équipée de deux moniteurs, un pour lire des textes et un pour accueillir des participants éloignés1.
Des salles vitrées qui peuvent être réservées gratuitement par des profanes, par des membres de communautés de pratique, par des groupes de travail, par quiconque a quelque chose à partager. Ces salles font exactement l’objet de cette relation : partager des textes philosophiques – au profit d’une société réfléchissante.
2. Innovation culturelle
En tenant compte des tendances actuelles vers une histoire de la philosophie axée sur les données en tant que branche de la philosophie et des humanités numériques (Betti et al., 2019), mon point est que l’avenir de l’histoire de la philosophie dépend de trouver des moyens d’apporter des améliorations radicales de la façon dont nous éditons, déposons, annotons, accédons, et traduisons les corpora. La philosophie est par sa nature plurilingue, car elle s’appuie sur des traditions entières de traductions entre les langues, mais aussi elle s’appuie sur des traditions de translation des études (dans le sens littéral du transport de caisses pleines de livres). Les progrès technologiques permettent à l’histoire de la philosophie d’exercer une influence au-delà de ses frontières disciplinaires étroitement comprises. En d’autres mots : l’histoire de la philosophie parle aux chercheurs de différentes disciplines dans le monde entier et loin dans le futur.
L’innovation technologique a une incidence sur la société dans la mesure où elle favorise l’innovation sociale, qui génère l’innovation culturelle lorsqu’elle devient réfléchissante. Le premier philosophe qui a considéré l’innovation fût Francis Bacon. Déjà en 1625, il écrivait :
Comme les naissances de créatures vivantes au début sont défigurées, ainsi sont toutes les innovations, qui sont les naissances du temps. Cependant, comme ceux qui apportent d’abord l’honneur dans leur famille sont généralement plus dignes que la plupart qui réussissent, de sorte que le premier précédent (si elle est bonne) est rarement atteint par l’imitation. Pour malade, à la nature de l’homme tel qu’est perverti, a un mouvement naturel, plus fort dans la continuation mais bon, comme un mouvement forcé, plus fort au début. (Bacon, 1908, 109)
En fait, la philosophie continue de rencontrer l’innovation. La quatrième révolution industrielle a provoqué de nouvelles vagues d’études des sciences et des techniques, dans lesquelles les philosophes ont leur mot à dire (Godin, 2009 ; Bontems, 2014 ; Gingras, 2017). En outre, toutes les sociétés cherchent un ancrage de l’innovation dans la mesure où les gens aiment mieux reconnaître ce qui est présenté comme nouveau comme quelque chose de familier pour eux2. Aujourd’hui, la philosophie aussi parle de la recherche transformative qui produit l’innovation transformative (Sen, 2014). Comment s’opère la rencontre de la philosophie avec les sciences et les techniques ?
L’innovation sociale et culturelle est une notion qui englobe deux syntagmes. Elle est devenue d’usage courant parmi les chercheurs depuis 2013 en raison du nom choisi par le forum stratégique européen des infrastructures de recherche (ESFRI) pour son groupe de travail « Innovation sociale et culturelle » avec compétence sur les projets qui sont principalement liés aux SHS :
Les infrastructures de recherche qui soutiennent la recherche dans et à travers le domaine de l’innovation sociale et culturelle comptent parmi les premières infrastructures connues : les bibliothèques, les musées et les archives sont les exemples les plus évidents de cet héritage. À l’ère numérique actuelle, les infrastructures de recherche en sciences sociales et humaines (SHS) visent à renforcer la recherche sur les contextes historiques, sociaux, économiques, politiques et culturels de l’Union européenne, en fournissant principalement des données, des outils et des connaissances pour soutenir les stratégies au niveau européen ainsi qu’au niveau national. Les données recueillies et fournies par les infrastructures de recherche du groupe de travail stratégique Innovation sociale et culturelle (SCI) servent d’outils et de base à la recherche qui offre de nouvelles perspectives sur le patrimoine culturel de l’Europe, ses industries créatives, l’éducation, la santé et le bien-être de ses citoyens, ainsi que sur le fonctionnement des démocraties, les politiques sociales et économiques et les tendances sociétales en Europe et dans le monde. Ces connaissances sont essentielles pour comprendre la société européenne et répondre aux nouveaux défis à venir. (E.S.F.R.I., 2021, 105)
Les infrastructures de recherche favorisent l’innovation en donnant accès aux services et aux connaissances. Elles sont surtout des infrastructures de connaissances qui renforcent le facteur humain (Borgman et al., 2013). La nouvelle feuille de route ESFRI 2021 est configurée pour englober six groupes d’infrastructures de recherche : Infrastructures de données, de calcul et de recherche numérique (DAT), Énergie (ENE), Environnement (ENV), Santé et alimentation (H&F), Physique et ingénierie (PSE), et Innovation sociale et culturelle (SCI).
Si plusieurs définitions de l’innovation sociale sont abondamment discutées dans la littérature (European Commission et al., 2017), force est de constater qu’au sein des études sur l’innovation, la dimension culturelle de l’innovation est bien moins définie que les aspects sociaux accompagnant les innovations technologiques (Pozzo et al., 2020). Par exemple, le terme a été utilisé autour de la créativité (Jöstingmeier & Hans-Jürgen, 2005), du marketing (Holt & Douglas, 2012) et de la migration (Pozzo & Virgili, 2017). L’absence d’une conceptualisation claire de l’innovation culturelle a également empêché le développement d’indicateurs pour la mesurer, qui sont cruciaux pour planifier, suivre et évaluer les politiques (Archibugi & Mario/Filippetti, 2009 ; Godin, 2009 ; Bonaccorsi, 2018).
Aujourd’hui, nous nous penchons sur la capacité de transformation de l’innovation sociale (Dias & Maria, 2019). Il n’est pas étonnant que les décideurs politiques, les chercheurs en sciences et technologies et les économistes veuillent également en savoir plus sur une notion qui trouve son origine dans le domaine de l’économie culturelle, de l’économie de l’innovation et des études sur l’innovation sociale (Godin, 2007, Godin, 2015; Bontems, 2014). Si sans doute l’innovation culturelle semble un oxymore, elle n’est en tout cas pas nulle. C’est un élément qui vient compléter l’innovation sociale et technologique. Elle concerne les compétences liées à diverses formes d’expériences partagées, telles que la communication en langues étrangères, les compétences sociales et civiques, ainsi que la sensibilisation et l’expression culturelles (European Commission, Directorate-General for Research and Innovation et al., 2014, 16). Six infrastructures de recherche pour l’innovation culturelle sont actuellement en place et fonctionnent :
CLARIN ERIC – Common Language Resources and Technology Infrastructure (infrastructure commune de ressources et de technologies linguistiques) est un effort de collaboration paneuropéenne à grande échelle visant à créer, coordonner et rendre les ressources et technologies linguistiques disponibles et facilement utilisables.
DARIAH ERIC – Digital Research Infrastructure for the Arts and Humanities (infrastructure numérique de recherche pour les arts et les sciences humaines) est la première infrastructure numérique européenne permanente pour les arts et les sciences humaines.
EHRI – European Holocaust Research Infrastructure (infrastructure européenne de recherche sur l’Holocauste), soutient la communauté de recherche sur l’Holocauste en construisant une infrastructure numérique et en facilitant les réseaux humains.
E-RIHS – European Research Infrastructure for Heritage Science (infrastructure européenne de recherche pour les sciences du patrimoine) crée des synergies pour une approche multidisciplinaire de l’interprétation, de la préservation, de la documentation et de la gestion du patrimoine.
OPERAS-D – Design for Open Access Publications in European Research Area for Social Sciences and Humanities (infrastructure européenne de recherche sur les publications open access dans les SHSH) coordonne et met en commun les activités de communication savante menées par les universités en Europe dans le domaine des sciences sociales et humaines afin de faire de la science ouverte une pratique standard.
ReIReS – Research Infrastructure on Religious Studies (infrastructure européenne de recherche sur les études religieuses) collecte des documents historiques et des informations actuelles sur les questions théologico-politiques mondiales tout en favorisant le dialogue interconfessionnel. (E.S.F.R.I., 2021, 185, 189-190, 230-231)
Permettez-moi de recommander DARIAH comme exemple d’infrastructure clé pour l’innovation culturelle. En effet, DARIAH encourage des formes innovantes de collaboration entre scientifiques et aide les chercheurs en sciences humaines à produire d’excellents travaux d’érudition en données numériques ouvertes qui sont réutilisables, visibles et durables, contribuant ainsi à la compréhension de la vie culturelle, économique, sociale et politique en Europe et au-delà. Le mélange de cultures scientifiques encouragé par DARIAH et le mélange de cultures dans la société sont fortement liés.
En tant qu’hypothèse de travail, donc, l’innovation culturelle peut être comprise comme le résultat de processus complexes de cocréation qui impliquent la réflexion des flux de connaissances dans l’environnement social tout en promouvant la diversité au sein de la société. Sur la base de cette conceptualisation, je vais enucléer des conditions limites systémiques qui permettent d’envisager des indicateurs capables de mesurer la performance des infrastructures de recherche liées à l’innovation culturelle et montrer leur opérationnalisation dans certaines études de cas empiriques. Enfin, considérant la science et la mise à l’ordre du jour des politiques publiques, je vais discuter les implications politiques et les stratégies de vérification à mettre en place pour élargir la participation aux expériences culturelles.
Je ne parle pas d’événements isolés d’innovation culturelle tels qu’ils pourraient se produire dans n’importe quel domaine de la société. Je parle plutôt des conditions limites systémiques qui permettent l’innovation culturelle. En d’autres termes, l’innovation culturelle est déclenchée par un discours spécifique, qui établit de résultats qui vont produire un impact mesurable.
3. Conditions limites systémiques pour des indicateurs clé de performance
Comment pouvons-nous mesurer l’innovation culturelle ? La réponse est : en tant que cocréation (Prahalad & Ramaswamy, 2000, Prahalad & Ramaswamy, 2004), c’est-à-dire en analysant les traces que nous laissons derrière nous lorsque nous vivons une expérience culturelle, ce qui est devenu assez simple aujourd’hui, à commencer par les contenus que nous téléchargeons sur l’internet, notamment auprès de fournisseurs auxquels nous avons accepté, en tant qu’utilisateurs, que nos profils soient établis, comme c’est le cas, par exemple, avec des fournisseurs du contenu tel que Netflix. Une approche émergente pour aborder nombre de ces questions consiste à se concentrer sur la cocréation pour la croissance et l’inclusion : engager les citoyens, les utilisateurs, les universités, les partenaires sociaux, les autorités publiques, les entreprises, y compris les petites et moyennes entreprises, les entrepreneurs dans les secteurs sociaux et créatifs dans des processus qui vont de l’identification des problèmes à la fourniture de solutions3.
Les institutions de financement de la recherche ont besoin de résultats pour suivre et évaluer leurs investissements dans les infrastructures de recherche. Les résultats sont des produits, des processus ou des méthodes innovants par type d’innovation et d’application des droits de propriété intellectuelle. En somme, si c’est vrai que toute production de connaissances pourrait être considérée une innovation culturelle, il faut néanmoins opérer une discrimination. C’est pourquoi les résultats de l’innovation culturelle peuvent être définis en fonction des caractéristiques suivantes :
Favoriser l’innovation ouverte. L’innovation culturelle elle-même est nécessairement une innovation ouverte, car la culture est comprise comme étant partagée dans la société. En outre, une innovation culturelle devrait contribuer au caractère d’ouverture des innovations sous d’autres formes, par exemple les innovations technologiques ou les innovations dans l’administration publique. Dans le secteur public, comme dans d’autres secteurs, les infrastructures de recherche sont axées sur les données. Par conséquent, leurs systèmes de gestion sont conçus dans un contexte de données ouvertes.
Améliorer le bien-être. Cette caractéristique de l’innovation culturelle est partagée avec l’innovation sociale, à savoir l’amélioration du bien-être des individus ou des communautés, car toutes deux sont des innovations « définies par leurs objectifs (sociaux) d’amélioration du bien-être des individus ou des communautés » (OCDE 2018, 2).
Transmettre le patrimoine, le contenu de la culture, du patrimoine mondial à toutes sortes de collections locales.
Encourager la créativité. Les industries culturelles et créatives répondent à cette caractéristique. La créativité est le processus de création de nouvelles expériences à partir de matériaux existants, qui sont des biens communs.
Faire l’expérience de la beauté, une condition philosophique qui requiert une politique de la beauté.
Deux processus font de la production de connaissances un résultat de l’innovation culturelle. Il s’agit de :
La réflexion, c’est-à-dire la capacité de l’individu à distinguer de la masse indistincte du flux de contenu flottant certains éléments fixes afin de les isoler et de concentrer son attention sur eux.
L’inclusion, qui est le processus social de partage de sa réflexion dans les processus de cocréation participative.
Sur la base de ses cinq caractéristiques et de deux processus, les « résultats de l’innovation culturelle sont des produits ou des services qui représentent une innovation ouverte améliorant le bien-être social par le traitement créatif de contenus patrimoniaux chargés de beauté d’une manière réfléchie et inclusive» (Pozzo et al., 2020, 428-429). Le retour sur l’investissement se mesure principalement à l’aide d’indicateurs de production de connaissances, tels que les progrès des connaissances scientifiques, la formation de personnes hautement qualifiées et l’utilisation d’infrastructures de recherche. Évidemment, l’impact socio-économique est également obtenu par le développement technologique en collaboration avec des entreprises, notamment des petites et moyennes entreprises de haute technologie (Reale et al., 2018).
Pour mesurer l’impact de l’innovation culturelle, nous devons prendre en compte la cocréation de connaissances. Comment mesurer la cocréation ? Nous pouvons le faire en analysant les données. Cependant, l’utilisation des données pour reconstruire l’innovation culturelle est louable mais pas simple. La mesure de l’impact est fondamentale pour améliorer l’acceptation sociale de l’investissement public dans la mesure où elle fournit une base pour aligner la recherche et l’innovation sur les valeurs, les besoins et les attentes de la société (Kaase, 2013 ; Žic-Fuchs, 2014; Bonaccorsi, 2018 ; Maegaard & Pozzo, 2019). Les administrations publiques parrainent le patrimoine culturel et les arts du spectacle (Towse, 2011; Battistoni & Sabrina, 2014). Les musées, principalement, agissent en tant que gardiens matériels de la mémoire. Leur responsabilité consiste à « collecter des choses et à communiquer des informations à leur sujet de manière véridique » (Tonner, 2016).
Pour mesurer, nous devons modéliser l’impact global de l’innovation culturelle au niveau sociétal. La science de la complexité nous apprend comment des effets mineurs peuvent prendre de l’ampleur et comment les réseaux sociaux, dans des conditions différentes, peuvent amplifier ou atténuer les forces qui les accompagnent.
Est-ce que ces résultats en matière d’innovation peuvent-ils être qualifiés de culturels au sens où nous l’entendons ? Nous vivons à l’ère de la métrique. Autrefois fondée sur la tradition, la gestion des sociétés complexes cherche désormais sa justification dans des critères d’optimisation inspirés de la méthode scientifique : observation, mesure et expérimentation systématiques, amenant à la validation d’hypothèses et de lois.
Quand nous cherchons des indicateurs clés de performance, plus c’est simple, mieux c’est, pour traduire la complexité en chiffres simples. Sur la base des éléments disponibles, nous cherchons « le moyen qui a la plus grande probabilité d’atteindre » le but recherché (Merton, 1936, 896). Si tout cela a fonctionné au-delà des attentes dans le domaine des sciences dures, l’application au domaine des SHS a été contrecarrée par la spécificité des sociétés humaines, à savoir la non-reproductibilité, les conséquences involontaires et la persistance des solutions traditionnelles aux problèmes de société. Les indicateurs de performance entraînent des incitations perverses et des conséquences involontaires. Les êtres humains s’intéressent aux mesures spécifiques et à leurs mécanismes plutôt qu’aux objectifs visés, pour exemple dans l’expérience d’objets d’art (National Endowment for the Arts, 2014).
On doit chercher des indicateurs composites aux caractéristiques fiables. La méthodologie pour établir les conditions limites doit prendre en compte les effets de l’engagement des parties prenantes et de la société civile dans la dynamique de l’innovation fondée sur la science. À cette fin, on peut utiliser une collection raisonnée d’ingrédients qui devraient entrer dans un tel modèle et un tel calcul comme base pour développer des indicateurs. La classification fournie par la DARIAH Impactomatrix, pour citer un exemple, se compose de vingt et un domaines d’impact :
Impact externe-Education-Sécurité des données-Diffusion-Effectivité-Efficacité-Financement Perspective-Innovation-Intégration-Cohérence-Collaboration-Communication-Transfert d’expertise-Durabilité-Utilisation-Publications-Pertinence-Réputation-Transparence-Compétitivité-Transfert de connaissances4.
Ces domaines constituent une base étendue sur laquelle évaluer les résultats de l’innovation culturelle, mais ils se chevauchent partiellement et peuvent être, en général, difficiles à calculer en l’absence d’un modèle sous-jacent.
En résumé, les institutions responsables de la production et de la circulation des connaissances ont continuellement changé en raison des technologies de l’internet, telles que les médias sociaux, le big data, les logiciels libres, l’informatique omniprésente et Wikipédia (Borgman et al., 2013). La cocréation nécessite des réformes approfondies des contextes réglementaires, ce qui signifie que le changement institutionnel devient essentiel. Ce n’est donc pas un hasard si l’indicateur de performance clé du domaine transversal « Science avec et pour la société » d’Horizon 2020 était le nombre d’actions de changement institutionnel encouragées par le programme5. Par exemple, pensez aux changements dans les structures organisationnelles des bibliothèques publiques, dans lesquelles le paradigme de la science ouverte a exigé de nouvelles normes, procédures, directives et protocoles.
L’innovation culturelle est liée à la fragilité du savoir expérientiel (Foray, 2012). Elle est également liée à l’injustice de la distribution de biens communs tels que la connaissance, l’éducation et la communication, c’est-à-dire à l’injustice épistémique (Fricker, 2007). En somme, les pratiques épistémiques justes et injustes de la cocréation, en élaborant sur la pratique de donner et prendre des raisons, jouent un rôle dans la cocréation responsable de la connaissance.
L’évaluation du nombre d’utilisateurs des connaissances produites par discipline au sein des humanités peut être considérée comme un concept relatif, d’autant plus que la recherche transdisciplinaire se généralise. Un point de départ pourrait être d’estimer le nombre d’utilisateurs par discipline connectée ou utilisant une infrastructure de recherche (Žic-Fuchs, 2014). En ce qui concerne DARIAH, la question est de savoir comment l’infrastructure peut élargir sa base d’accès aux utilisateurs en établissant de meilleures interactions avec les nœuds nationaux, non seulement au niveau de la couche supérieure, mais aussi en leur sein. Pour ne citer qu’un exemple, on peut soutenir que plus d’images ont été produites et stockées au cours des douze derniers mois que dans toute l’histoire de la photographie. Nous parlons d’un patrimoine qui n’est pas seulement produit et diffusé par voie numérique, mais qui est également cocréé, ce qui nécessite un renforcement des capacités afin de générer une participation réelle. Cette vision technologique est inclusive et ouverte à tous. Le groupe « Politique des métadonnées » a posé la question de comment : « développer des écosystèmes ouverts qui impliquent une diversité de parties prenantes dans le domaine du patrimoine culturel, des fournisseurs aux consommateurs ? »6
Le groupe propose cinq directions d’investigation : le contrôle des niveaux d’accès, la transparence, le secret, la proximité, la connexité, l’aliénation, la relation entre la dynamique de contrôle et les relations de pouvoir en dehors du cadre technologique, la différenciation des points d’entrée/sortie de la plateforme, les tensions entre les systèmes de notation individuelles et les processus de partage collectifs, et les comportements de marquage des photos à travers les langues (Eleta & Golbeck, 2012; Ridge, 2014).
La déclaration de Rome « Pour une recherche et une innovation responsable en Europe » du 24 novembre 2014 a indiqué que la participation est l’enjeu, ce qui s’avère opportun pour l’argument de cette relation, étant donné que l’innovation culturelle est une question de cocréation7. En effet, l’innovation culturelle repose sur la participation de groupes de la société civile qui prennent part aux processus de cocréation.
En ce qui concerne la participation au niveau individuel, il faut noter qu’il y a encore des groupes sociaux qui sont exclus ou qui évitent de s’engager dans des activités participatives et de cocréation dans des espaces d’échange. C’est pourquoi l’innovation culturelle doit, avant tout, envisager les individus et les groupes auto exclus ainsi que les causes de l’auto exclusion (Wyatt, 2003). Pour citer un exemple, la diversité est devenue un élément structurel des sociétés contemporaines, la migration étant au cœur de la dynamique générative de notre texture sociale, économique et politique. En ce qui concerne la participation au niveau institutionnel, le groupe « Politique des métadonnées » s’interroge sur comment : « gérer la tension entre le besoin de stabilité, de continuité et de contrôle de l’institution et les pratiques participatives dynamiques en ligne ? » Et en fait :
Les pratiques de science ouverte participative créent de nouveaux défis en raison du caractère des publics en réseau impliqués et des structures établies entre et au sein des institutions, mais aussi de nouvelles opportunités et pratiques lorsqu’il s’agit de comprendre et de définir nos biens communs8.
DARIAH offre une étude de cas significative pour examiner comment les chercheurs aujourd’hui embrassent la nouvelle liberté institutionnelle pour façonner les conditions de leur propre recherche. Cette infrastructure a adopté une approche d’innovation ouverte qui s’appuie sur la contribution de groupes de travail, dont la création est enracinée dans la base et axée sur la recherche. Les quelque vingt et un groupes de travail actifs de DARIAH sont des communautés de pratique (Lave & Wenger, 1991) qui peuvent être considérées comme un moyen de façonner les résultats de l’innovation culturelle et comme des exemples particulièrement fertiles pour l’expérimentation d’indicateurs clé. Les aspects les plus frappants des groupes de travail de DARIAH sont les activités de cocréation et de collaboration entre les chercheurs de différentes institutions européennes à différents niveaux d’ancienneté, sans oublier que les groupes de travail sont gérés volontairement par leurs membres (Edmond et al. 225). Ce qui rend DARIAH unique est que l’infrastructure devient un espace d’échange pour toutes sortes d’initiatives. Un exemple est le groupe de travail « Éthique et légalité dans les arts et les humanités numériques », qui discute de la protection de la vie privée, des droits de propriété intellectuelle et des questions éthiques9.
L’objectif le plus urgent est de surmonter les obstacles à la participation et de recevoir des contributions précieuses des citoyens (Maynard & Lepori, 2017). Le groupe « Politique des métadonnées » note que nous devons examiner les différents types de pratiques participatives en ligne concernant le domaine du patrimoine culturel et les différents niveaux d’interaction. Les sites d’analyse possibles pourraient être l’interaction entre les participants, la participation au travail de différentes parties prenantes, les niveaux potentiellement privilégiés d’interaction avec les métadonnées, ou les tensions dans l’agence des participants par rapport à la tâche :
Les directions sont (1) les besoins de communication au sein de la foule, (2) les voies de communication pour soutenir la collaboration, (3) les relations entre la foule et l’institution, (4) la navigation des communautés croisées dans les contextes de foule, et (5) la dynamique de la foule10.
Bien qu’il puisse y avoir un certain chevauchement entre le fait d’avoir accès à des jeux de données et de les utiliser, la différence réside dans les pratiques actuelles de partage des données initiées par les utilisateurs, qui ont un impact substantiel sur les politiques publiques. La proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique, approuvée le 12 septembre 2018, indique que « de nouveaux usages sont apparus ainsi que de nouveaux acteurs et de nouveaux modèles économiques », de sorte que le téléchargement et la mise en ligne de contenus culturels sont devenus des processus qui nécessitent une surveillance constante11. Les premiers résultats indiquent une augmentation de la compréhension et de la sensibilisation à ce que font les chercheurs en sciences humaines et en TIC pour élaborer des approches participatives. De l’autre côté, l’obsession de la surveillance et du contrôle a conquis notre imaginaire collectif et façonné le travail des urbanistes, des administrateurs, des décideurs et des entrepreneurs. Les infrastructures numériques ont remodelé le paysage technologique de nos villes (Morozov & Bria, 2018).
4. Conclusion : Quel rôle pour la société réfléchissante ?
Dans son Introduction à l’étude des sciences humaines, le philosophe Wilhelm Dilthey (1942) a proposé de fonder les sciences humaines sur une conscience autoréflexive historiquement située. Il a utilisé le terme Innewerden dans la mesure où la réflexion est immédiate et non donnée comme un objet extérieur. Dilthey parle de ce que j’expérimente en moi-même dans la mesure où il est présent pour moi en tant que fait de conscience parce que j’en suis conscient de manière réfléchissante : un fait de conscience est précisément ce que je possède dans la conscience réflexive. La réflexion est un pilier de la sociologie de la connaissance, car elle structure les croyances humaines concernant la relation circulaire entre cause et effet. Plus précisément, la réflexion désigne l’activité d’autoréférence, la conversation interne de soi qui s’apprête à envisager une action ou un examen. Puisque « nous délibérons sur nos circonstances par rapport à nous-mêmes et, à la lumière de ces délibérations, nous déterminons nos propres cours d’action personnels dans la société », comme soutient Margaret Archer, « nos pouvoirs humains de réflexivité ont une efficacité causale – envers nous-mêmes, notre société et les relations entre les êtres humains » (Archer, 2003, 9, 167). On a discuté de l’intégration des SHS dans les programmes-cadre pour la science et l’innovation européennes (European Commission, Directorate-General for Research and Innovation et al., 2014). La déclaration de Vilna « Horizons pour les sciences sociales et humaines » du 23 septembre 2013 stipulait :
L’Europe bénéficiera d’un investissement judicieux dans la recherche et l’innovation, et les sciences sociales et humaines sont prêtes à y contribuer. Les sociétés européennes attendent de la recherche et de l’innovation qu’elles soient le fondement de la croissance. Horizon 2020 vise à mettre en œuvre l’interdisciplinarité et une approche scientifique intégrée. Pour que la recherche soit au service de la société, il faut un partenariat résilie avec tous les acteurs concernés. Une grande variété de points de vue permettra d’obtenir des informations essentielles pour tirer profit de l’innovation. L’intégration efficace des sciences humaines exige qu’elles soient valorisées, étudiées et apprises en tant que telles, ainsi qu’en partenariat avec d’autres approches disciplinaires12.
Sous le titre « Vivre ensemble : Missions pour façonner l’avenir », un groupe d’institutions coordonné par le réseau All European Academies a lancé un appel à idées pour mettre en avant la recherche orientée vers les missions dans Horizon Europe tout en proposant des recommandations concrètes qui tiennent compte des défis mondiaux à venir (ALLEA et al., n.d.). La conférence présidentielle du Conseil de l’Europe autrichien sur l’impact des sciences sociales et humaines pour un agenda européen de la recherche, tenue à Vienne les 28 et 29 novembre 2018, fût ouverte par le ministre fédéral autrichien de l’éducation, des sciences et de la recherche, Heinz Faßmann. Il insistait sur le fait que les défis de notre époque ne peuvent pas être résolus uniquement par les sciences STEM, car la recherche en SHS produit également de l’innovation. Toutes les disciplines doivent travailler ensemble, tandis que la perspective critique et autoréflexive des sciences humaines et sociales est indispensable dans la mesure où elle remet continuellement en question les modèles établis13.
Dans le huitième programme-cadre (2014-2020) pour la science et l’innovation européennes Horizon 2020, l’approche proposée était celle de ce que l’on appelle l’encastrement, selon laquelle la dimension de la réflectivité n’aurait pas seulement été perdue mais aurait au contraire été renforcée par la demande explicite d’être évalué pour le classement des projets. Cependant, malgré les bonnes intentions, l’intégration n’a pas fonctionné. Nous avons commencé le neuvième programme-cadre (2021-2027) pour la science et l’innovation européennes Horizon Europe, mais l’intégration scientifique des sciences humaines n’a pas encore été réalisée. En fait, l’intégration de la contribution des sciences humaines s’est avérée cruciale pendant la phase de rédaction du programme de travail de financement. Les sujets véritablement interdisciplinaires doivent être conçus de manière à ce que les défis dont en est question soient formulés avec les SHS comme partie intégrante de la solution. Il existe donc une forte corrélation entre la qualité des textes des sujets et les résultats respectifs en matière d’intégration des SHS (European Commission, Directorate-General for Research and Innovation et al., 2014, 5). Une marge de manœuvre claire pour la contribution des SHS entraîne une plus grande participation des partenaires des SHS, ce qui confirme que l’intégration de la dimension des sciences humaines doit se faire dès les premières étapes du processus de rédaction. Une bonne intégration des SHS oriente le processus de recherche et d’innovation vers des concepts, des solutions et des produits répondant aux besoins de la société, directement applicables ou commercialisables, et rentables. Les partenaires de recherche des chercheurs en SHS appartiennent à un large éventail de milieux institutionnels : établissements d’enseignement supérieur, organismes de recherche et secteurs public et privé.
L’expérience acquise dans le cadre d’Horizon 2020 a montré que pour mettre en œuvre l’interdisciplinarité avec la pleine participation des sciences humaines, il vaut mieux négliger l’idée d’encastrement et penser plutôt à la coopération dans une atmosphère de respect mutuel14. On peut s’attendre à ce que, dans le cadre du pilier II, « Problématiques mondiales et compétitivité industrielle européenne » d’Horizon Europe, les SHS coopèrent et participent à toutes les phases du cycle de mise en œuvre des projets de chaque groupe. Une fois encore, la réflexion historico-philosophique est mobilisée pour engager la société réfléchissante à mener des recherches dans tous les domaines de la science.
En conclusion, à la base des sociétés innovatives, réfléchissantes et inclusives se trouvent les SHS et leurs descendants du XXIe siècle, c’est-à-dire l’informatique sociale, l’analyse culturelle et l’innovation dans la religion. Comme il ressort clairement de l’amendement 67 à l’article 6a de la proposition constituant Horizon Europe, la bataille pour attribuer aux humanités un rôle au sein d’Horizon Europe tourne autour d’un changement de tactique (European Commission. Directorate General for Research and Innovation., 2021, 6).
- https://www.oodihelsinki.fi/en/↩
- https://www.ru.nl/oikos/anchoring-innovation/↩
- https://www.euro-access.eu/calls/co-creation_between_public_administrations_once-only_principle↩
- https://dariah-de.github.io/Impactomatrix/↩
- http://grace-rri.eu/about-grace/↩
- http://politicsofmetadata.blogs.dsv.su.se↩
- https://ec.europa.eu/digital-single-market/en/news/rome-declaration-responsible-research-and-innovation-europe↩
- http://politicsofmetadata.blogs.dsv.su.se↩
- https://www.dariah.eu/activities/working-groups-list/↩
- http://politicsofmetadata.blogs.dsv.su.se↩
- COM(2016) 593 final 2016/0280(COD).https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/HTML/?uri=CELEX:52016PC0593&from=en, Executive Summary and Articles 11 and 13.↩
- http://horizons.mruni.eu/wp-content/uploads/2014/02/ssh_mru_conference_report_final.pdf↩
- https://www.ssh-impact.eu↩
- Dans cette direction, les lignes directrices sur la manière de concevoir et de mettre en œuvre avec succès des programmes de recherche axés sur les missions, publiées par le Zentrum für Soziale Innovation de Vienne le 23 janvier 2019, sont particulièrement utiles.https://www.ssh-impact.eu/guidelines-on-how-to-successfully-design-and-implement-mission-oriented-research-programmes/↩