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L’ « intégration des SHS » et son impact sur la recherche en sciences humaines et sociales, de la rédaction des programmes de travail européens à la perception des (jeunes) chercheurs
Abstract
Evaluation of Social Sciences and Humanities in Europe. Hcéres Colloquium Proceedings - Paris IAS, 16-17 May 2022. Session 3 "The participation of SSH to Eropean Research" - Evaluation of SSH in European research programs

Il convient tout d’abord de replacer la notion d’ « intégration des SHS » dans le contexte des programmes-cadres de recherche et développement (PCRD) européens. C’est en effet dans le contexte de la comitologie européenne que l’expression – sinon les réalités auxquelles elle renvoie - s’est popularisée pour désigner d’une part le développement de sous-programmes de recherche et d’innovation dédiés, à différents degrés, aux sciences humaines et sociales (SHS) et à l’innovation non strictement technologique – en particulier depuis le 5e PCRD (1998-2002) et son programme spécifique « Amélioration de la base de connaissances socio-économiques » -, d’autre part l’intégration transversale des SHS dans l’ensemble des sous-programmes des PCRD, tout spécifiquement depuis Horizon 2020 (2014-2020) (König, 2019).

L’intégration des SHS aux sous-programmes des PCRD dédiés au soutien à la recherche fondamentale (en particulier via le Conseil européen de la recherche) et aux infrastructures de recherche n’implique pas de modifications substantielles aux façons traditionnelles de produire, évaluer et disséminer la recherche dans les SHS. Les produits de la recherche sont ici le plus souvent des articles de revues scientifiques internationales, rédigés à l’intention des pairs de la discipline et évalués sur base de l’originalité et de la qualité des contenus épistémiques. (Il y a toutefois, dans le contexte de la FAIR1-ification des données et de la participation des infrastructures au Cloud européen de la science ouverte des enjeux nouveaux, ou renforcés, en termes d’ouverture des connaissances. Il y a aussi des questions nouvelles quant au modèle économique, liées à la nécessité d’assurer un co-financement international durable des infrastructures de recherche en SHS, en particulier quand elles reposent sur des méthodologies de type longitudinal.)

En revanche, le développement, depuis le 5e PCRD, de sous-programmes dédiés à la recherche et à l’innovation en SHS induit des bouleversements plus radicaux tant en ce qui concerne la production des connaissances que leur évaluation et leur diffusion. Il s’agit en effet ici d’inscrire la recherche en SHS dans l’optique d’une « quadruple hélice » (Leydesdorff, 2012) qui relie universités, société civile, gouvernement et entreprises, ou encore d’un « mode 2 » de production des connaissances (Gibbons et al., 1994). La conduite de projets de recherche stratégique interdisciplinaires est encouragée, en co-création avec des non-scientifiques et en ayant l’impact sociétal et techno-économique comme objectif sinon principal, en tous cas prioritaire.

Au cours de ces deux dernières décennies, ces sous-programmes sont passés d’une orientation assez exclusivement socio-économique à une approche plus inclusive, que ce soit dans le contexte du défi de sociétés « Europe dans un mode qui change : sociétés inclusives, innovantes et réflexives » sous Horizon 2020, ou au sein du cluster « Culture, créativité et société inclusive » sous Horizon Europe (2021-2027) (European Commission et al., 2020). D’une part, les disciplines convoquées se sont diversifiées, d’un focus initial sur les sciences économiques et politiques à un spectre disciplinaire beaucoup plus large qui intègre, certes toujours trop modestement, les humanités et les arts. D’autre part, l’attention était initialement portée très fortement sur l’innovation technologique, et les SHS étaient surtout considérées comme des disciplines ancillaires qui contribuent à favoriser l’acceptabilité sociale des développements technologiques mis sur le marché. Si cette orientation n’a pas disparu complètement, davantage d’importance est désormais donnée à l’innovation sociale et même culturelle, et le progrès technologique est envisagé dans toute son épaisseur historique, avec une attention pour leurs effets éventuellement pervers au niveau social (comme par exemple, la fracture numérique). Enfin, il y a désormais plus de considération pour la diversité des approches, des méthodologies et des cadrages théoriques concernant une même problématique.

Défis à l’intégration des SHS

En s’engageant dans les sous-programmes de recherche stratégique en SHS, les chercheurs voient, à divers égards, leurs habitudes mises à l’épreuve, sinon bouleversées.

Au niveau épistémologique, les chercheurs sont appelés par la Commission européenne, sinon à abandonner la posture critique qui est coutumière de certaines sciences sociales, en tous cas à faire co-exister réflexion théorique et considération systématique pour l’impact. En effet, l’impact de court, moyen et long terme est un élément essentiel dans Horizon Europe. La recherche en SHS doit contribuer aux politiques européennes et aux défis globaux tels que les décrivent le plan stratégique d’Horizon Europe (2021-2024), les programmes de travail, les « destinations » spécifiques de ces derniers, ainsi que les « outcomes » qui sont explicités dans chaque description de « topic » au sein des programmes de travail. Si l’impact scientifique est habituellement au centre des préoccupations des chercheurs en SHS, c’est (nettement) moins le cas de l’impact sociétal et de l’impact techno-économique. Les trois types d’impact sont pour autant considérés à égale importance par la Commission en tant que « Key Impact Pathways »2.

Au niveau épistémologique également, l’interdisciplinarité – avec les STEM mais plus encore entre disciplines des SHS - suppose un temps de préparation en amont du projet interdisciplinaire, pour apprendre à se connaître et à partager des cadres théoriques, méthodologiques et conceptuels. Or cette phase préparatoire n’est pas toujours suffisamment couverte par les financeurs de la recherche.

Du point de vue du modèle économique sous-jacent, le financement de la recherche par projet s’accommode assez mal du temps long nécessaire dans les SHS pour définir une problématique et s’inscrire, souvent à titre individuel, dans un cadre théorique particulier. Par ailleurs, l’impact de moyen et long terme n’est vraiment possible que moyennant une implication du chercheur sur le terrain au-delà du terme du financement du projet (Balaban et al., 2019).

Concernant l’évaluation des projets, il conviendrait que les évaluateurs bénéficient de l’expertise interdisciplinaire qui correspond peu ou prou à la nature des projets à évaluer. Il n’existe pas d’ « expertise SHS » dans l’absolu, mais des experts à bien sélectionner – voire à bien former - en fonction de leur expérience dans l’évaluation de projets interdisciplinaires et de leur capacité à distinguer une intégration substantielle des chercheurs SHS à un projet interdisciplinaire, d’une contribution moins essentielle d’un point de vue scientifique, liée au management du projet.

Au niveau plus général de l’évaluation de la recherche, la prise en compte de l’impact sociétal des SHS implique la production d’une diversité de produits de la recherche, au-delà de l’article scientifique, le cas échéant dans une diversité de langues vernaculaires. Or les (jeunes) chercheurs en SHS ressentent un contraste saillant entre cette diversité d’activités scientifiques attendue par la Commission européenne, et la définition de l’excellence plus restreinte qui domine à l’université (van den Brink & Benschop, 2012 ; Vanholsbeeck & Lendák-Kabók, 2020).

Au niveau de la dissémination, le libre accès aux publications s’est systématisé à l’échelon européen, ainsi que l’accès « aussi ouvert que possible, aussi fermé que nécessaire » aux données de la recherche. Or, comme en ce qui concerne l’impact, on constate toujours un contraste entre les ambitions et l’enthousiasme des (jeunes) chercheurs et la réalité de la valorisation de la science ouverte dans la carrière académique (Blankstein & Wolff-Eisenberg, 2019).

Enfin, en matière de formation, les chercheurs en SHS ne sont pas ou peu formés à la recherche stratégique, à la science ouverte et à la création d’impact (Balaban, 2017 ; Vanholsbeeck, 2022). Ces compétences sont peu intégrées dans les programmes de formation doctorale. Trop souvent, le résultat en est que les chercheurs se déchargent sur des consultants externes de la responsabilité de rédiger les parties qu’ils jugent non strictement scientifiques de leurs propositions. (On notera également que, souvent, les administrations de la recherche des universités ne sont pas suffisamment préparées à encadrer les chercheurs en SHS dans le montage de projets de recherche stratégique.)

Missions et engagement des chercheurs

Les observations qui précèdent valent autant sinon davantage pour ce qui concerne les « missions » d’Horizon Europe, à la réussite desquelles la contribution des chercheurs en SHS nous semble plus que souhaitable. En effet, il s’agit ici d’ « une nouvelle façon d'apporter des solutions concrètes à certains de nos plus grands défis », et d’avoir « un impact en confiant un nouveau rôle à la recherche et à l'innovation, en les associant à de nouvelles formes de gouvernance et de collaboration, ainsi qu'en faisant participer les citoyens. »3 Les domaines couverts concernent aussi bien le cancer que le changement climatique, les villes intelligentes, ou la préservation de sols et d’océans riches et sains. Autant de thématiques qui ne se résument nullement à des enjeux techniques et économiques, mais impliquent des valeurs, des comportements, des préoccupations éthiques notamment en lien avec l’évaluation des risques à prendre ainsi que des enjeux de communication fondamentaux (Sovacool et al., 2015).

En conclusion, il nous semble que l’intégration véritable des SHS aux PCRD ne peut aboutir que si les chercheurs mêmes sont mieux intégrés dans le design des programmes, à tous les niveaux, depuis la rédaction des « topics » jusqu’à l’évaluation des propositions (Vanholsbeeck, 2022). Cette meilleure intégration ne peut se réaliser que si les spécificités de la contribution des SHS à la recherche stratégique sont perçues comme essentielles par les autres parties prenantes à l’écosystème de la recherche, à l’échelon européen, national ou institutionnel.

Pour autant, il convient également que les chercheuses et les chercheurs en SHS s’impliquent davantage dans la définition et la redéfinition de ce qu’ « intégration de la recherche en SHS » et « impact des SHS » signifient, considérés au prisme de leurs spécialités disciplinaires respectives. A notre sens, la gouvernance qui se met actuellement en place autour des missions européennes fournit aux chercheurs en SHS autant qu’à leurs pairs des autres disciplines une occasion sans précédent de concrétiser l’intégration des SHS, en manifestant la nécessité de l’implication des chercheurs de ces disciplines dans la résolution des plus grands défis sociétaux de notre temps.

Bibliography
Balaban, C., Wróblewska, M., & Benneworth, P. (2019). Early Career Researchers and Societal Impact: Motivations and Structural Barriers. 207.
Footnotes
5/17/2022