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2005 : La "Crise des Banlieues" et ses Suites
Abstract
2005 : La "crise des banlieues" et ses suites : rencontre du cycle "Agir en temps de crise - 4 situations de crise" organisée et animée par Séverine Mathieu, directrice d’études à l’EPHE-PSL, et Saadi Lahlou, directeur de l’IEA de Paris

L’embrasement des quartiers populaires de villes de banlieue françaises en octobre et novembre 2005 a marqué par sa soudaineté et son ampleur,en conduisant à la mise en place d’un état d’urgence auquel la France n’avait pas recouru sur le sol métropolitain depuis la Guerre d’Algérie.

Cette séance du cycle Agir en temps de crise invite à poser un regard distancié sur ces trois semaines d’émeutes urbaines pour tenter de comprendre les imbrications entre crise structurelle et éruption soudaine, et analyser les logiques de réponse des parties prenantes locales et nationales. L’étude de cet épisode historique, par la comparaison des mesures d’urgence et des politiques de plus long terme qu’il a générées, permettra de tirer des leçons pour prévenir et affronter au mieux les crises futures.

2005 : LA « CRISE DES BANLIEUES » ET SES SUITES

Synthèse de la rencontre

Les temps forts de la rencontre

« La réponse publique n’a pas du tout été à la hauteur de la colère et du sentiment d’injustice et de relégation qui se sont exprimés à cette époque. » Marwan Mohammed

« Il y a quelque chose de l’ordre de l’auto-censure qui n’existe plus [...] et dans le champ politique, on voit émerger des thématiques qu’on n’aurait pas pu voir émerger, grâce à l’action de militants ou de médias. [...] Les responsables politiques ne peuvent plus dire «on n’était pas au courant». [...] Les inégalités sont évidemment toujours là, [...] mais il y a de moins en moins d’excuses pour ne pas agir. » Latifa Oulkhouir

Qu'a-t-on appris de cette crise ?

La recette pour qu’une émeute locale devienne révolte nationale

Deux évènements ont changé l’ampleur de ces révoltes qui sont survenues dans un climat déjà tendu (Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, avait affirmé peu de temps avant vouloir « débarrasser le quartier des racailles » et le « nettoyer au Kärcher »). Premier élément envenimant la situation : la criminalisation des victimes, accusées de façon mensongère de cambriolage. Second élément : l’envoi de grenades lacrymogènes dans la salle de prière d’une mosquée pendant la 27e nuit — particulièrement sacrée — du ramadan. Après la diffusion de vidéos de fidèles asphyxiés (dont beaucoup de personnes âgées et d’enfants), la révolte s’étend au niveau national. Elle touche 300 communes, dont des villes moyennes jamais concernées par ce type d'événement. La plupart des personnes interpellées et écrouées n’ont pas de casier judiciaire et ne sont pas connues pour des faits de délinquance.

D’abord on rétablit l’ordre, ensuite on réfléchit

La manière de donner un sens à une crise a des effets politiques immédiats. Le discours de rétablissement de l’ordre a rapidement fait consensus dans le paysage politique. On trouve cette résonance à gauche. Rétablir l’ordre d’abord, réfléchir ensuite. La primauté est donnée à la fermeté de la réponse : vote de l’état d’urgence, mise en place de couvre-feux, répressions très fermes : plus de 6000 personnes interpellées et 1328 écrouées. Le discours des sciences sociales va tenter rapidement de se faire entendre, mais peu de chercheurs sont sur le terrain, et il faut du temps pour la recherche.

Les inégalités affectent aussi le traitement médiatique

Jusqu’en 2005, les quartiers populaires sont délaissés sur le plan médiatique. Aucun journaliste n’est dédié à ces territoires, le vécu des habitants est invisible, les représentations stéréotypées, la réalité des rapports police-population ignorée. Choqués de cette méconnaissance qui nourrit une couverture médiatique caricaturale des évènements, des journalistes suisses décident de pallier les lacunes françaises. Ils louent un appartement à Bondy afin d’être en mesure de saisir et relater le quotidien au-delà des violences. Le Bondy Blog est né. Des habitants des quartiers et des financements américains (Yahoo) continuent de le faire vivre après le départ des Suisses. Aujourd’hui, le ministère de la Ville finance en partie le Bondy Blog, et les médias français de gauche ont reconnu leurs erreurs. Mais à l’époque, la correction de l’inégalité de traitement médiatique a dû venir de l’étranger. Les journalistes européens analysent-ils les évènements en France avec moins d’angles morts ? En 2005, les médias français ont en tout cas nourri la peur dans la population, perception participant de la réponse sécuritaire du gouvernement.

Renouveler le cadre de vie et favoriser l’inclusion

Dans l’après crise, le gouvernement mise sur la rénovation urbaine : 6,6 milliards d’euros sont investis à travers le plan Borloo. Le but est d’amender le cadre de vie pour atténuer les sentiments de relégation et d’injustice. Certains quartiers changent de visage, améliorant sensiblement le quotidien des populations (à l’exception de quelques travaux à motif purement sécuritaire). Clichy-Sous-Bois et Montfermeil sont intégrés à la réforme du grand Paris, ce qui leur permettra d’être désenclavés avec l’arrivée du métro. Pour compléter cette ébauche de déségrégation, en 2006, les pouvoirs publics adoptent la loi pour l’égalité des chances. Il s’agit d’un premier pas timide, ayant le mérite d’inverser la charge de la preuve dans les discriminations. Ils mettent également en place des procédures pour faciliter l’accès aux grandes écoles aux boursiers.

Les responsables politiques ne peuvent plus dire « on n’est pas au courant »

Les statistiques, les écrits universitaires, les rapports parlementaires existent désormais. Ils sont facilement consultables. Par rapport à 2005, la méconnaissance n’est plus un problème : il y a de moins en moins d’excuses pour que les responsables n’agissent pas. Des questions dont on ne parlait pratiquement pas il y a 15 ans sont désormais abordées : inégalités, violences policières, personnes racisées. À la suite des événements, les journalistes français ont repensé leur couverture des quartiers populaires et des personnes issues de ces territoires ont intégré les rédactions nationales. Sur les réseaux sociaux, les habitants des quartiers témoignent aussi directement de leur quotidien.

La révolte fait naître de nouvelles générations militantes

Une recomposition de l’espace militant a été mise en mouvement par les événements de 2005. Des associations sont nées (Indigènes de la république, Indivisibles, etc.) et les nouvelles générations militantes ont compris le caractère crucial de la réappropriation des récits et de la communication (les vidéos des gaz lacrymogènes dans la mosquée avaient été filmées avec des téléphones portables). Beaucoup de jeunes prennent désormais la parole sans attendre qu’on la leur donne. L’autocensure n’existe plus, ils se racontent eux-mêmes. Dans le champ politique, ces nouvelles générations font émerger des thématiques qui n’auraient pu apparaître auparavant. Une vraie puissance politique pourrait voir le jour si cette jeunesse se coalisait avec d’autres groupes. Malgré les intérêts communs, tisser des alliances se révèle difficile : l’approche des mouvements non issus de banlieue reste souvent paternaliste vis-à-vis de ceux issus des quartiers.

Des recompositions profondes au niveau local mais peu visibles au niveau national

Après les révoltes, de nombreux anonymes issus des quartiers populaires se sont engagés en politique. Jusqu’alors, ils n’étaient pas représentés dans les sphères décisionnelles : leur parole n’était pas entendue. Beaucoup ont obtenu des mandats locaux (conseillers régionaux, départementaux, cantonaux, municipaux, territoriaux, etc.). Cela a été peu médiatisé, mais de ce fait, à l’échelle locale, le nombre de personnes issues des quartiers populaires dans des positions de pouvoir a augmenté significativement. Aujourd’hui, Saint-Ouen, Stains, Goussainville ou Trappes sont dirigées par des maires issus de ces quartiers. Toutefois, au niveau national, la représentation demeure défaillante. Les investitures se font encore souvent sur des circonscriptions non gagnables. Au sein des gouvernements, les hommes noirs ou d’origine arabe peinent encore plus que les femmes racisées à obtenir des portefeuilles importants.

Un phénomène de « backlash » contre les évolutions post-2005

En parallèle des avancées, il y a un retour de bâton. L’électorat du Rassemblement National augmente et on peut constater une forme de radicalisation des élites vis-à-vis des minorités. Le mépris avec lequel l’État français traitait les habitants des quartiers populaires a été un facteur des révoltes. Depuis 2005, les gouvernements n’ont pas réellement changé leur approche et ont même parfois accentué les politiques générant des tensions (loi séparatisme, encadrement des pratiques policières). On constate une militarisation du maintien de l’ordre encore plus forte et une montée en puissance des syndicats policiers. La Cour européenne des droits de l’Homme a condamné à plusieurs reprises la France en raison de son usage illégal de la force policière, à l’égard de jeunes des quartiers populaires comme des mouvements sociaux.

Le risque d’une résurgence

Les inégalités, qui sont la base profonde des révoltes, n’ont pas été traitées. Certaines empirent : la paupérisation dans les quartiers s’est renforcée, les services publics tendent à être détruits. Ils sont pourtant un instrument de solidarité et de cohésion sociale essentiel. Parce que les inégalités persistantes engendrent frustration et désespoir, elles portent en elles le germe de nouveaux mouvements sociaux violents.

5/10/2022