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Crise économique - Inégalités, précarité, des clés pour les surmonter
Abstract
Inégalités, précarité, des clés pour les surmonter : rencontre du cycle "Agir en temps de crise - Les grandes crises contemporaines" organisée et animée par Séverine Mathieu, directrice d’études à l’EPHE-PSL, et Saadi Lahlou, directeur de l’IEA de Paris.

La 2ème rencontre du cycle "Agir en temps de crise" propose de revenir sur les conséquences économiques de la pandémie et de sa gestion, et de mettre en lumière les principaux perdants économiques de cette crise sanitaire.

La question de l’arbitrage à opérer entre le sanitaire et l’économique, mais aussi plus largement celles de la confiance dans les systèmes de redistribution et dans le collectif, des instruments permettant d’améliorer la justice sociale et du rôle que peut jouer le revenu universel, se posent de façon renouvelée aux acteurs.

Agir en temps de crise - Inégalités, précarité, des clés pour les surmonter

Enseignements et pistes d'action

  • L’idée d’une concurrence des causes ne résiste pas à l’analyse : lutter contre les inégalités est nécessaire pour répondre efficacement aux crises.
  • Parce qu’elle implique des « gagnants » et des « perdants », l’action publique en faveur de la réduction des inégalités ne peut fonctionner sans confiance, des citoyens dans le gouvernement et du gouvernement dans les citoyens.
  • Lorsque l’effort de solidarité n’est pas perçu comme suffisant, un sentiment de concurrence peut s’installer entre les citoyens.
  • Les gouvernements, en voulant limiter « l’assistanat », risquent de stigmatiser les personnes bénéficiant d’aides et de saper la confiance dans le collectif, tout en renforçant les inégalités.
  • La crise du COVID-19 pourrait permettre de sortir du cercle vicieux du manque de confiance en changeant le regard porté sur l’utilité du système de redistribution, et sur l’importance de l’action gouvernementale.

Décryptages

Le plus lourd tribut est payé par les plus pauvres

Pour les mieux lotis, la crise économique liée au coronavirus a été temporaire. Pour les pauvres, elle s’installe dans la durée. Aux États-Unis, le quart le plus riche de la population est revenu à son niveau d’emploi et de salaire pré-COVID. En Europe, les aides sont essentiellement allées aux personnes qui avaient déjà un emploi. La solidarité a laissé les personnes qui étaient déjà précaires hors des filets de soutien. Au niveau national comme international, le plus lourd tribut est payé par les plus pauvres.

Aurait-il fallu faire fi des dangers sanitaires pour privilégier l’économie et le social ?

Pour le philosophe Frédéric Worms, cette question n’a pas de sens. La mise en concurrence des causes est une approche court-termiste et hypocrite. Les pays n’ayant pas traité la problématique sanitaire n’ont pas nécessairement eu de bons résultats sociaux (USA) et certains de ceux ayant pris des mesures sanitaires ont maintenu leur économie à flot (Nouvelle-Zélande, Chine). La prix Nobel d’économie Esther Duflo rejoint Frédéric Worms : il faut concilier les urgences. De surcroît, la lutte contre les inégalités est un prérequis pour lutter contre les futures crises. Et il ne s’agit pas de charité chrétienne.

La confiance démocratique, indispensable pour gouverner

Si l’effort de solidarité n’est pas perçu comme suffisant, un sentiment de concurrence s’installe entre les citoyens : « On ne peut pas lutter contre une crise comme le COVID-19, ou faire les sacrifices dont on a besoin pour prévenir le changement climatique, sans faire souffrir certaines personnes et d’autres moins » explique Esther Duflo « une des peurs des Américains aujourd’hui, c’est la perte d’emplois à cause de la lutte contre le changement climatique. Les gens pensent qu’ils n’auront pas de compensation, à juste titre, puisque jusqu’à présent, ils n’en ont jamais eu quand quelque chose leur est arrivé. Une mesure ne passe pas sans que les gens aient confiance dans le fait qu’ils vont obtenir une compensation pour leurs souffrances. En Inde, les fermiers sont en armes, parce qu’il risque d’y avoir une augmentation des coûts d’électricité.

Une augmentation dont on a, en quelque sorte, besoin pour rationaliser l’utilisation des ressources… Mais qui leur est amenée par un gouvernement auquel ils ne font absolument pas confiance. Ils pensent que leurs pertes ne pourront être redistribuées (…)

La confiance dans le système de rétribution, de compensation qui existe dans une société est essentielle pour mettre en place n’importe quelle mesure qui implique des perdants et des gagnants. Or, il s’agit de presque toutes les mesures. Et cette confiance n’existe pas si on n’a pas un système de redistribution efficace, généreux, et qui respecte les gens ».

Une peur de la fraude qui gangrène le tissu social

Cette crise de défiance décrite par Esther Duflo et Frédéric Worms est réciproque : les citoyens ont peur de ne pas recevoir assez, le gouvernement a peur de trop donner. Pour la Défenseure des droits Claire Hédon, « Il y a une méfiance très prononcée vis-à-vis des pauvres et plus généralement, envers ceux qui ont besoin d’aide. Un regard très culpabilisateur est ancré dans la société. » Cette peur de la fraude et de générer de « l’assistanat », Esther Duflo l’a constatée en Inde, en France ou aux États Unis. Celle-ci structure l’aide et amène à des erreurs, à l’exclusion de personnes qui devraient être incluses. Les institutions rejettent parfois des dossiers à tort et ce manque de confiance conditionne également le comportement des usagers. Claire Hédon le constate dans ses fonctions : « Le soupçon de fraude directe ou indirecte (les gens profiteraient du RSA pour ne rien faire), il est constant, et cela génère du non-recours ». Ce phénomène enfonce des personnes déjà fragiles dans la précarité. Or, en raison des inégalités, la confiance se perd dans les institutions. La confiance est indispensable pour une action collective et sans action collective, on ne peut lutter contre les inégalités.

Inverser le cercle vicieux de la défiance grâce au COVID-19 ?

Du fait de la conjugaison de deux facteurs, la crise du COVID-19 pourrait être l’occasion de reconstruire ce cercle de la confiance. D’une part, tant de personnes ont bénéficié du chômage partiel que le regard porté sur les aides pourrait changer. Cette crise pourrait faire prendre conscience que des chocs sont à même de faire plonger des personnes tout à fait vertueuses dans des situations de précarité, dont il est très difficile de sortir sans soutien. Tout comme Frédéric Worms et Esther Duflo, Claire Hédon espère que cette pandémie permettra de repenser la redistribution, de sortir d’une logique de charité pour se réapproprier l’enjeu en termes de justice sociale : « d’un seul coup, la question du revenu minimum universel ou des moyens d’existence pour les jeunes de 18 à 25 ans (RSA, Garantie jeune) devient un sujet moins tabou ». L’approche vaut également pour repenser le rôle d’assurance de la communauté internationale vis-à-vis des pays pauvres.

Réinsuffler de la confiance dans les gouvernements

Cette crise pourrait d’autre part permettre une prise de conscience de l’utilité des gouvernements. Dans une période de délitement de la confiance du peuple envers ses institutions, de remise en question de la démocratie, de l’utilité même de celle-ci, la crise est susceptible de décaler le regard. « Peut-être que certains vont commencer à se dire : “On en a besoin de gouvernement : le gouvernement n’est pas le problème, le gouvernement est la solution” », expose Esther Duflo, car le gouvernement est le seul capable d’imposer le port du masque, d’investir dans des vaccins, d’emprunter au nom de la population pour la protéger des effets de la crise; le seul capable de permettre une action collective concertée, nécessaire lors d’une pandémie. Pour qu’on ait un État de droit, au singulier, il nous faut un État de droits au pluriel. Les inégalités minent la confiance dans le collectif. Or, cette confiance est un élément indispensable pour gouverner au niveau local, national et international.

Les temps forts de la rencontre

Marché du crédit et pays pauvres enlisés dans la crise

“Durant la pandémie, les pays riches ont pu emprunter immédiatement des trillions d’euros. Les pays pauvres et émergents n’ont pas eu cette possibilité puisqu’ils n’ont pas accès à ce marché du crédit. Résultat, si on regarde les mesures de soutien apporté aux populations : les pays riches ont dépensé 20 % de leur PIB pour faire face à la crise, les pays émergents 6 %, et les pays pauvres ont dépensé 2 % de leur PIB. 2 % d’un PIB qui est beaucoup plus petit. Dans la plupart des pays riches, on s’attend à une reprise économique relativement rapide. Dans les pays pauvres, on s’attend à un enlisement de la crise : des gens qui étaient à la marge entre une classe moyenne et une vie très modeste sont retombés dans la pauvreté. À cause d’effets de seuil, sortir de là est extrêmement difficile” Esther Duflo

Changer de regard sur la précarité

“Les personnes en situation de précarité ont envie de travailler. C’est un moyen d’être inséré dans la société. Des quantités d’études rigoureuses ont montré qu’avoir accès à une sécurité financière ne rend pas paresseux : ça encourage l’initiative. Mais on entend encore “les aides, c’est une trappe à pauvreté, les gens ne vont pas être motivés pour bouger…” C’est une méconnaissance, on ne peut pas vivre avec 550 euros. Mais comment on fait changer cette pensée-là ? Notre gouvernement ferait beaucoup plus si la société était convaincue qu’on irait mieux en ayant éradiqué la grande pauvreté en France.” Claire Hédon

Le cercle de la confiance démocratique

Dans le contrôle des aides sociales, il y a du soupçon à l’égard des citoyens. Et aujourd’hui, on parle beaucoup du complotisme. On parle de soupçons, de la défiance à l’égard des autorités. La crise de la confiance est réciproque. Il y a eu une crise de confiance des citoyens envers le gouvernement, mais aussi du gouvernement envers les citoyens. Et ça, c’est extrêmement grave. Ce cercle vicieux de la défiance mutuelle et du soupçon réciproque peut engendrer des crises politiques considérables. Mais il y a une possibilité de cercle vertueux, si les citoyens font confiance à l’État, qui leur fait également confiance et leur donne les moyens d’être des sujets de leur action et ne leur verse pas seulement des prestations du bout des lèvres, dans une posture du don. L’idée de revenu de base est intéressante, car elle décale la question du don.” Frédéric Worms

2/11/2021